Leur arc jurassien est un. Le Musée d’Art de Soleure[1] veut le démontrer en proposant à ses visiteurs de partir à la découverte de son imaginaire au fil du temps et des arts. Laissons-nous embarquer.
Soleure, ville des ambassadeurs, peut légitimement se prévaloir d’appartenir à l’Arc jurassien. Les Suisses toutefois imaginent son cœur historique plutôt du côté des Montagnes neuchâteloises et de l’Ajoie. Faut-il y voir un souhait de décentrement de la part des Soleurois ? Ou plus simplement bénéficient-ils de leur position plus périphérique pour s’emparer d’un thème qui pèse trop lourdement sur le centre, en le stérilisant ? Cette question est quelque peu oiseuse et peut demeurer sans réponse. Peu importe le lieu où est évoqué l’imaginaire, pourvu qu’il le soit ! À cet égard, l’exposition soleuroise doit être saluée et ses commissaires remerciés.
Un enchâssement des imaginaires
L’arc jurassien correspond à une formation géologique qui a produit ses paysages et sa végétation. Sa délimitation est lâche, imprécise. Sa morphologie ne dit pas tout de la population qui l’habite, pas plus qu’elle n’explique ce qui fait que les individus qui la constituent se reconnaissent entre eux comme lui appartenant. Il faut autre chose. En effet, ce qui tient une société ensemble, « c’est le tenir ensemble de son monde de signification [2]». Dit autrement, une société pour exister, a besoin d’un imaginaire qu’elle met en récit. Ce dernier lui appartient en propre et le distingue des populations voisines. Un groupe humain, d’ampleur régionale, faisant société peut s’enchâsser dans des ensembles plus vastes, nationaux par exemple. Un individu est multi-appartenant et se débrouille, bricole, pour articuler ce qui de prime abord pourrait être conflictuel : on peut être viscéralement de l’arc jurassien, être jurassien, tout en étant en même temps Suisse ou Français.
Un proposition de mise en récit de l’imaginaire.
L’exposition, sur laquelle nous reviendrons à n’en pas douter, nous mène à la découverte des imaginaires, dès leur naissance, à l’orée du 19ème siècle, jusqu’à aujourd’hui ; avec sans surprise, un point focal au tournant des 19ème et 20ème siècle. L’originalité du propos est d’illustrer, peut-être de produire, certainement d’identifier, les composantes de l’imaginaire jurassien ainsi que les étapes de sa mise en récit. L’art est fréquemment invoqué pour ce faire, et la littérature n’est usuellement pas en reste. La voie adoptée est ici différente, sans pour autant être rare. Au travers d’une approche graphique, qu’il s’agisse de peintures, de photographies, ou de films, ce qui est montré n’est pas la réalité, évidement, mais son aménagement, sa nécessaire mise en scène, sa mythologisation nécessairement positive, qui participe de et à la construction du récit. L’imaginaire est souvent un impensé qui demande à être révélé.
Dimension et évolution de l’imaginaire
On sait l’importance des Alpes dans la création de l’imaginaire Suisse. On ignore le rôle fondateur qu’a joué le Jura : les commissaires nous rappellent que c’est dans cet espace et grâce à lui que Jean-Jacques Rousseau a développé une large part des réflexions qui ont marqué pour ne pas dire façonné le cœur de notre société. Cet Arc jurassien, à la nature et au paysage si caractéristiques, passe sous silence, à l’époque de son émergence, les effets en cours des mutations provoquées par l’industrialisation et l’urbanisation ; tout autant qu’il tait ses transformations provoquées par la mécanisation de l’agriculture. On trie, on sélectionne pour donner à voir. Lorsqu’enfin les artistes s’en emparent, ils embelliront cette réalité, la mystifiant, la déréalisant, pour pouvoir l’insérer dans le récit et lui donner la cohérence qu’il requiert. Ils n’oublieront pas non plus la frontière qui traverse l’Arc, surtout lorsque celle-ci devient prégnante par les guerres qui secouent le continent. Suivant l’air du temps, la nature redevient, au fil des dernières décennies, un facteur d’identification autant que de différenciation, tout comme l’artisanat horloger est institué en un métier d’art ancré dans les traditions, ignorant, mais faut-il s’en étonner, la mécanisation automatisée de la production en grande série.
Imaginaire en déclin ou en renaissance ?
L’imaginaire traverse le temps malgré le fait qu’il évolue, qu’il mute, en se révisant, en se complétant, en s’adaptant aux besoins du moment. Il fonde et unit un groupe social, en lui conférant une identité, évolutive certes, mais toujours pérenne. Nous devons au musée d’Art de Soleure de nous le rappeler, de nous le montrer, de nous le démontrer. Toutefois, le passage par le musée peut aussi signifier que son apogée a été atteinte et que son déclin est en cours : avoir à le rappeler pourrait signifier qu’il s’étiole. L’effort du musée en serait alors d’autant plus méritoire qu’il vise à le revivifier. À l’heure où les États-nations cherchent un nouvel élan, la réémergence d’espaces infranationaux devient possible, peut-être même souhaitée, donnant un nouvel élan à la thèse de l’Europe des Régions dont Denis de Rougemont, jurassien de naissance, a été l’un des auteurs et promoteurs tout autant que le chantre.
L’imaginaire : une question fondatrice pour le Forum transfrontalier
Le Forum transfrontalier s’est créé autour de l’idée que l’Arc jurassien était un, malgré le poids progressif pris par les frontières nationales qui le traversent depuis le début du 20ème siècle. Ces dernières sont-elles en mesure de séparer cette société qui durant une période significative a fait corps commun?
Une grande part de l’activité de réflexion du Forum a été consacrée à cette recherche. La culture et les traditions, l’organisation du territoire, les pratiques font émerger les points de convergence mais aussi de divergence des groupes humains qui occupent et ont façonné l’espace de l’Arc. Pour exister ensemble, ils doivent nécessairement partager entre eux ce quelque chose qui n’existe pas ou dans une moindre mesure ailleurs. C’est sur cet imaginaire, facteur d’identification, que le Forum focalise une large part ses réflexions : cet imaginaire en constante évolution dont le fondement ne saurait être remis en question ; cet imaginaire qui s’emboîte dans d’autres, produit par les États-nations ou au niveau plus local. Ceux-ci n’éteignent pas ceux-là. Ils interagissent mais ne se remplacent pas. Lorsque l’on se revendique de l’Arc jurassien, c’est que l’on veut affirmer sa spécificité, son caractère propre. C’est un processus long, par stratification, par empilement, par sélection, par érosion.
Pour que l’imaginaire existe, il doit être mis en récit. C’est ce que propose l’exposition soleuroise. L’expression picturale montre ce qu’il a été au fil du temps. Elle révèle autant qu’elle dissèque ses grandes tendances. Le Forum transfrontalier considère que l’imaginaire, mais surtout le récit peut être, plus probablement doit être actualisé, rénové pour qu’ils conservent, pour le groupe humain considéré, son sens et son rôle fédérateur. À elles seules, les conditions géomorphologiques ne peuvent y suffire. L’appartenance au groupe est une affaire de partage et de volonté qui se construit par ce que nous avons été hier mais surtout pour exister demain en tant que société originale et spécifique.
Bernard Woeffray
1er mars 2025
[1] Imaginaire du Jura – exposition au Musée d’Art de Soleure du 19.01 au 4.05.25
[2] Castoriadis Cornélius – l’institution imaginaire de la société – 2006 (p. 481)